Louis Dollé et la Marche du Temps

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par Sophie Taam

L’art , il me semble, n’a jamais été aussi étroitement connecté à la vie qu’aujourd’hui. L’art premier n’est-il pas, en effet, pour les artistes non institutionnalisés, l’art de (sur) vivre ? Une grande partie de leur créativité est utilisée pour trouver des moyens de subsistance dans un environnement artistique rigidifié, structuré et codifié à outrance qui régit jusqu’au comportement des collectionneurs . A cet égard déjà , Louis Dollé est un artiste totalement imprégné de cet état d’esprit , puisqu’il envisage les multiples facettes de son activité comme une partie intégrale de sa pratique : pédagogie, commissariat d’exposition, écrits, au même titre que la sculpture, la peinture ou le dessin Depuis quinze acharnées et patientes années, Louis Dollé élabore une œuvre éclectique dotée d’une grande dimension poétique . Ses productions, d’un profond humanisme, sont des mises en scène protéiformes qui se nourrissent de références à l’histoire, la philosophie, la mythologie, les religions, les arts ou la politique. Elles tentent en permanence de bâtir un pont entre les œuvres du passé et le monde contemporain.
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J’ai remarqué que tu sculptes souvent en live. Est-ce que quelque part, on ne peut pas considérer ce que tu fais comme des performances ?

Il y a de ça, puisque quand je prends des gouges sur un établis avec des massettes en bois, quelque part, je parle d’un passé qui n’existe plus. On voit ça sur des marchés ou des foires , des sculpteurs sur bois qui font des ornementations, des meubles. Or, ce n’est pas ce que je fais. Moi, je montre une œuvre en train de se faire. Quand il y a des gosses, je leur donne les outils entre les mains et je fais en sorte qu’ils participent. Donc je fais aussi des interventions dans les lycées, et je donne des cours dans mon atelier parce que pour moi, l’art, c’est une manière d’amener la connaissance et la connaissance, c’est aussi le geste.

Le geste, le savoir-faire ?

Oui, je suis quelqu’un de très technique dans mon travail, j’ai un CAP d’ébénisterie avant de passer mon bac en candidat libre.

Il y a souvent des histoires dans ce que tu crées.

Toujours. Par exemple dans la performance de « La Mariée mise à nu » …Ce titre vient d’une œuvre de Marcel Duchamp. C’est 25 000 ans d’histoire de l’art résumés en 25 minutes. C’est un truc que j’ai écrit. J’ai demandé à Virginie Teurbane et Eve de participer avec moi et Thomas, un ami réalisateur de faire un film. Ce film était diffusé pendant la performance, donc le film que l’on voit n’est pas la performance, c’est un résumé de la performance en temps réel. C’est pour dire que l’art, c’est la photo, les arts plastiques, et aussi l’image qui bouge, comme le cinéma etc…

Eve représentait la muse, c’est celle qui est dans l’habit. La mariée est l’épouse de l’artiste, la muse. Le dessin en face est habillé. Virginie Teurbane déshabille le dessin et rhabille la muse qui est nue. Mon but, c’était de faire semblant de créer pendant ce temps-là. À intervalles irrégulières, la muse sort quelques bonnes sentences piquées dans l’histoire de l’art, comme celle de Michel Ange « L’objet est là dans la pierre, il suffit de dégager ce qu’il y a autour. » pour qu’il y ait un peu d’humour. À un moment donné, elle cite le poème de Prévert « La promenade de Picasso » et pendant ce temps-là, avec Virginie, on fait semblant d’aller à un vernissage. On voit des œuvres d’Altamira, de Lascaux, de l’Egypte ancienne, de Chine. Tout ca, c’est en 25 minutes, c’est donc très condensé. Et puis on s’en va avec Virginie et il y a la musique de la cinquième symphonie de Mahler, qui a été utilisé pour le film « Mort à Venise ». Là, la muse est seule, il y a seulement l’éclairage sur elle avec des tableaux de Caravage, de madones. Puis elle se déshabille, elle rhabille le dessin, elle se casse. On attend que la muse sorte avec Virginie et puis on lui balance du riz dessus en criant « Vive la mariée ».
C’était très théâtral et en même temps pédagogique. Là où on a passé le plus de temps, avec Thomas, c’était sur la musique, celle qu’on diffusait pendant la performance. On est parti de 3 CD du CNRS, qui s’appellent « Les voix du monde ». On l’a recréé par onomatopées. On avait reconstitué ces CD avec les voix de Thomas et moi, et puis on a demandé aussi à Eve et Virginie de faire les chœurs. J’avais demandé à un ami bassiste, Benoit, de reprendre l’adagio de Mahler à la basse pour faire la transition et aussi la neuvième symphonie de Beethoven. Je suis un féru de musique romantique, j’aime bien toutes ces symphonies qui racontent quelque chose. En fait, moi j’aime l’art qui raconte quelque chose. Par exemple, quand je vois un tableau dans un musée, j’adore faire de la décomposition d’œuvre. Ce qui m’intéresse, c’est de voir les modes de narration de l’artiste, comment il utilise les symboles, comment des couleurs signifient des notes quelquefois. C’est tellement vaste, je pourrais en parler sans m’arrêter et donc c’est pour ca que dans ma performance, je me suis contraint à en parler en 25 minutes. Le public qui est là va peut-être saisir un petit dixième, mais c’est toujours médium à discussion. C’est comme quand je vais sculpter dans une école, c’est aussi medium à discussion, car j’ai une vision de l’art grec, où l’art est le langage, logos.

Comment arrives-tu à lier de manière harmonieuse dans ton travail le savoir-faire très artisanal et cette idée du logos ?

Et bien, si un menuisier tombe sur une de mes sculptures sur bois et qu’il ne voit pas les collages, mais voit le travail bien fait, ça va peut-être le capter, le menuisier qui n’en a rien à foutre de l’art et du coup l’intéresser à ce que je fais. Je me fais appeler ymagier pour ca, puisqu’au Moyen Age, l’ymagier était celui qui réalisait de belles images bien faites. Je reprend cette démarche de faire des statues ou des peintures avec des techniques bien faites, c’est-à-dire que je vais faire en sorte que ça défie le temps, pour que mes collages puissent durer des centaines d’année, sauf si elles cassent.

C’est comme ça que tu choisis tes matériaux ?

Absolument, c’est pour ça que je peins à l’huile de lin et je ne vernis pas mes sculptures pour cette raison. Le vernis, ça ne tient pas. Ou alors, je travaille carrément dans l’éphémère.

En fait, le savoir – faire et l’artisanat, le matériau et le travail que tu mets dans tes pièces, c’est une sorte de porte d’entrée pour des gens qui n’auraient pas nécessairement accès à cette forme d’art. …

Mais oui. Je viens d’un milieu très humble, mais j’ai toujours trainé dans les musées. J’ai appris à lire avec Astérix par exemple. Quand je regarde un Caravage et que je vois que les pieds du monsieur par terre sont sales, je me dis : « Tiens, il a connu le peuple, ce gars- là. » J’adore Joseph Beuys parce que c’est un homme qui va se balader avec des bottes de plomb, le visage couvert de miel et un lièvre mort. Si on a étudié un peu les symboles, le lièvre mort représente l’Allemagne et en se baladant comme ca, Joseph Beuys parle de la culture de l’Allemagne qui est en train de se faire bouffer par les Etats-Unis. Quand il s’enferme dans une galerie, qu’il recouvre le sol du New York Times et qu’il s’enferme avec un coyote, au risque de se faire bouffer, je trouve ça très fort car qu’est-ce que le coyote va faire ? Il va chier sur le New York Times. Je trouve ça très puissant et en même temps très simple.

Dans mon travail, je prend aussi des thèmes très simples. « L’homme qui marche » par exemple, c’est très simple. Je n’entends jamais de choses méchantes sur « l’Homme qui marche ».

L’homme qui marche….

Pour moi, la marche, c’est la réflexion, et la réflexion amène à la connaissance. Le nomadisme, c’est aussi une forme de culture, il y a les contes, c’est une culture non écrite… ce ne sont pas des gens qui vont produire nécessairement de l’art en tant qu’objet et pourtant, est- ce que les nomades ne sont pas capables d’art ? L’homme qui marche, c’est aussi d’après l’énigme du Sphinx, tu sais les trois âges, on nait à quatre pattes, on vit sur deux et on finit avec trois, la troisième, c’est la canne. « L’homme qui marche » a une canne. La marche, c’est la marche du temps aussi.

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Est-ce pour raconter les histoires de tes sculptures que tu t’es mis à écrire, comme pour les Anthropolithes par exemple ?

J’écris depuis que je suis tout petit, mais je n’ai jamais osé le montrer. Pour les Anthropolithes, je travaillais dans un pensionnat de jeunes filles la nuit et je me faisais chier. Tout le monde me disait : « Mets toi à internet », alors tous les soirs j’écrivais un paragraphe et pour m’obliger à continuer, je l’envoyais sur internet. C’était pour no-made. Avec les Anthropolithes, je me suis dit : « Je vais prendre la sculpture comme une illustration de mes écrits », comme par exemple dans les livres de Jules Verne, où il y a de belles gravures. Et bien mes sculptures anthropolithes, ce ne sont rien de plus que des sortes de gravures du texte. Elles sont le support à discussion. Et à Clans, Denis Gibelin m’a présenté comme archéologue/chercheur et du coup, les habitants de Clans ont découvert que ces anthropolithes étaient en roche de Clans, issus d’une moraine à 2 km du village, que la moraine c’est une roche créée par les glaciers. Les habitants ne savaient pas ça. C’était incroyable car je leur ai dit que ces anthropolithes avaient 260 millions d’années alors que l’homme à maximum 7 millions d’années. J’amène un discours scientifique pour intéresser les gens au réel.

Donc , c’est la fiction qui permet de nous intéresser au réel ?

Oui, absolument.

Ça pourrait être une définition de l’art, en quelque sorte, non ?

Tout-à-fait.
Tu as aussi une activité de commissaire d’exposition avec le GSIACN [Grand Salon International d’Art Contemporain de Nice] et l’exposition « Trésors cachés » à Tourette-Levens.

Le Grand Salon, c’est une bonne boutade. À Nice, on souffre de réseaux. Moi, j’ai traversé un peu tous les milieux : j’étais scénographe au Bonnet d’Ane, je suis sorti après deux ans à la Villa Arson, j’étais squatteur à la Gare du Sud et puis à l’atelier de la Lanterne. Puis, j’ai vécu à la Brèche. Et tous ces gens qui restent entre eux, c’est chiant, il faut se rencontrer. J’aime no-made parce que tu rencontres des gens de tous les milieux. Donc, l’an dernier, j’ai fait le Grand Salon International d’Art Contemporain de Nice, en révolte contre tous ces artistes – tous ces petits artistes car même si ce sont mes potes, on n’est que des petits artistes – qui ne veulent pas bosser ensemble. Il y avait 70 artistes, international, oui, parce que c’était très cosmopolite.
Le problème, c’est aussi que Nice se prend pour Paris, alors que Nice est à cinq heures de Milan, cinq heures de Barcelone, cinq heures de Genève, on a l’Afrique en face de nous et pourtant, Nice se comporte comme la banlieue de Paris. On ne développe pas une identité culturelle propre. Je rejoins Denis Gibelin [ de no-made] au sens où pour moi, que ce soit l’exposition « Trésors cachés » ou Le GSIACN, je les considère comme des œuvres. Que ce soit les titres, ou les cartons d’invitation… Il y a un concept, une réflexion derrière. « Trésors cachés » ne parlait que d’une chose : l’identité culturelle méditerranéenne.

Tu es donc un artiste pluridisciplinaire, ton travail peut être perçu à différents niveaux de lecture, tu as même divers personnages, et pourtant tu te qualifies de sculpteur-ymagier. N’est-ce pas un peu réducteur ?

Maintenant, quoi que tu fasses, on te mets toujours une étiquette, alors j’en ai choisi une moi-même, qui correspond au noyau dur de mon activité. Ymagier, ça signifie fabriquer des images, c’est tout de même assez vaste.